![]() |
L'Odyssée des Aksakals. (Décor : scéne finale du film 2001 l'Odysée de l'espace de Stanley Kubrick. On reconnaîtra également à droite le dessin Melancholia de Dürer.) |
![]() |
Autostrangulation [le titre est de l'auteur]. Tronc sculpté par les élèves de l'école des Beaux-Arts, jardin botanique. |
Le Jardin botanique est le poumon de Douchanbé. La végétation y est abondante et il est aisé de se perdre dans le labyrinthe de ses sentiers. On peut y visiter une orangerie et une belle maison-musée pamiri et voir de magnifiques kiosques où les mariés viennent se faire prendre en photo. Au bord d’un sentier, gisent des troncs d’arbres sculptés par les élèves de l’école des Beaux-arts. Karoumatoullo (prénom fictif) m’accompagne. Il est fin connaisseur de la littérature tadjike et française et a fait récemment une conférence sur l’Oulipo au centre Bactria. Je lui parle de ma rencontre avec Salimsho Halimsho.
– Il a toute mon admiration. Il a travaillé sur la fin du joug dû à la Maison Romanov, sur la proscription du tsar à Moscou, l’installation d’un pouvoir original puis sur la transformation d’un corps social toujours fort rural au Tadjikistan. Il a abattu un travail colossal sur Ahura Mazda. Zarathustra fournit toujours aujourd'hui la stimulation aux plumitifs et aux savants.
– Tu es traducteur mais t’arrive-t-il d’écrire toi-même ?
– J’aime composer des quatrains. Mais il est impossible de les publier.
– Comment cela se passe avec les éditeurs tadjiks ?
– Notre secteur culturel est sinistré. Nos grands manitous ont l’ambition d’agir pour la promotion d’un brillant plan tadjik pour l’édition mais l’administration ne suit pas. Ce plan n’est pas une priorité. L’inflation, l’impôt, la paix dans la maison sont plus importants pour les politiciens. Il y a bien un champ non étatique mais tout candidat doit avoir un vrai magot pour payer l’addition. Pourtant, la population a toujours la passion pour l’art du roman, hormis les plus jeunes qui sont toujours la souris à la main, un clic par ici, un clic par là.
– C’est un cercle vicieux. Pas d'édition, pas de livres, pas de librairies, pas de lecteurs. Regarde ce tronc sculpté par un élève des Beaux-arts. On dirait un vieux sage en train de se prendre lui-même par la gorge. C’est une belle métaphore de la littérature tadjike, non ? On se demande comment il peut y avoir encore des auteurs. En quelle langue écrivent-ils ?
– Nous utilisons le tadjik courant, issu du parsi, que l’on écrit avec l’alphabet russe.
– À quand remonte la littérature tadjike ?
– Il faut parler d’un art irano-tadjik. Auparavant, avant l’apparition du Grand Khan turco-mongol, la plupart du Tadjikistan campait dans l’Iran primitif. Il y a Rudaki, qui a fondé l’art du quatrain. Il est né à Rudak dans l’oblast du Soghd alors sous mandat du sultan Nasr, fils d’Ahmad issu du grand Saman Khoda. Il y a aussi Firdoussi qui a composé un triomphal roman du Grand Iran. Il y a Omar Khayyâm, Ibn Sina qui à dix-huit ans savait déjà tout sur tout. Plus tard, assidu au travail, il a produit un canon touchant aux soins du corps qui a cartonné partout, gotha ponantais compris. Tu sais, natifs d’Iran ou du Tadjikistan, tous sont issus du nid commun sogdano-khorasian. Il faut voir l’art d’Iran comme un grand if dont les ramifications ont pour nom farsi, dari, tadjik. Un tas d'artisans troubadours sont moins connus, ainsi nos savants Saadi, Raffi, Djami ou Hafiz.
– Le Hafez de Chiraz ?
– Hafiz. Il a composé des ghazals à la glorification du plaisir.
– Et les contemporains ?
– Sadriddin Ayni. Il a révolutionné la narration, donnant jour à un tadjik original. Il est né en 1878 sous un toit paysan près de Boukhara. Son roman Dokhunda qui a fait grand bruit a trait au sort exceptionnel d’un bon gars travaillant dur dans la maison d’un koulak. Il a choisi de fuir. Il a connu l’amour avant d’être enrôlé dans un bataillon du sultan de Boukhara. Tout a fini dans la consolation puisqu’il a été affranchi par un corps de fantassins moscovites. Son œuvre principale a pour nom Yoddoshth [Réminiscence]. Il s’agit d’un gros livre construit à partir de souvenirs de jeunesses. C’est un témoignage précieux de la vie dans un petit village au nord de Boukhara à la fin du 19e sicèle. On l’a accusé d’avoir fait fi du capital patrimonial transmis par nos savants disparus, la contribution rayonnant d’Iran ou du pays d’Aladin.
Une poétesse française, habituée du pays, qui avait envisagé publier une anthologie de la poésie tadjike vivante en français, me confiera que beaucoup de poètes sont restés dans des formes classiques du type des quatrains. « Ils veulent faire du Khayyam mais sont loin d’en avoir le talent, m’écrira-t-elle. C’est toujours les mêmes histoires mièvres de bien-aimées. » Il faudra que j’aille sur le site Internet d'un magazine latino-américain (!) pour découvrir quelques exemples de la poésie tadjike. Comme ce Solitude de Gulrukhsor Safieva :
– Il a toute mon admiration. Il a travaillé sur la fin du joug dû à la Maison Romanov, sur la proscription du tsar à Moscou, l’installation d’un pouvoir original puis sur la transformation d’un corps social toujours fort rural au Tadjikistan. Il a abattu un travail colossal sur Ahura Mazda. Zarathustra fournit toujours aujourd'hui la stimulation aux plumitifs et aux savants.
– Tu es traducteur mais t’arrive-t-il d’écrire toi-même ?
– J’aime composer des quatrains. Mais il est impossible de les publier.
– Comment cela se passe avec les éditeurs tadjiks ?
– Notre secteur culturel est sinistré. Nos grands manitous ont l’ambition d’agir pour la promotion d’un brillant plan tadjik pour l’édition mais l’administration ne suit pas. Ce plan n’est pas une priorité. L’inflation, l’impôt, la paix dans la maison sont plus importants pour les politiciens. Il y a bien un champ non étatique mais tout candidat doit avoir un vrai magot pour payer l’addition. Pourtant, la population a toujours la passion pour l’art du roman, hormis les plus jeunes qui sont toujours la souris à la main, un clic par ici, un clic par là.
– C’est un cercle vicieux. Pas d'édition, pas de livres, pas de librairies, pas de lecteurs. Regarde ce tronc sculpté par un élève des Beaux-arts. On dirait un vieux sage en train de se prendre lui-même par la gorge. C’est une belle métaphore de la littérature tadjike, non ? On se demande comment il peut y avoir encore des auteurs. En quelle langue écrivent-ils ?
– Nous utilisons le tadjik courant, issu du parsi, que l’on écrit avec l’alphabet russe.
– À quand remonte la littérature tadjike ?
– Il faut parler d’un art irano-tadjik. Auparavant, avant l’apparition du Grand Khan turco-mongol, la plupart du Tadjikistan campait dans l’Iran primitif. Il y a Rudaki, qui a fondé l’art du quatrain. Il est né à Rudak dans l’oblast du Soghd alors sous mandat du sultan Nasr, fils d’Ahmad issu du grand Saman Khoda. Il y a aussi Firdoussi qui a composé un triomphal roman du Grand Iran. Il y a Omar Khayyâm, Ibn Sina qui à dix-huit ans savait déjà tout sur tout. Plus tard, assidu au travail, il a produit un canon touchant aux soins du corps qui a cartonné partout, gotha ponantais compris. Tu sais, natifs d’Iran ou du Tadjikistan, tous sont issus du nid commun sogdano-khorasian. Il faut voir l’art d’Iran comme un grand if dont les ramifications ont pour nom farsi, dari, tadjik. Un tas d'artisans troubadours sont moins connus, ainsi nos savants Saadi, Raffi, Djami ou Hafiz.
– Le Hafez de Chiraz ?
– Hafiz. Il a composé des ghazals à la glorification du plaisir.
– Et les contemporains ?
– Sadriddin Ayni. Il a révolutionné la narration, donnant jour à un tadjik original. Il est né en 1878 sous un toit paysan près de Boukhara. Son roman Dokhunda qui a fait grand bruit a trait au sort exceptionnel d’un bon gars travaillant dur dans la maison d’un koulak. Il a choisi de fuir. Il a connu l’amour avant d’être enrôlé dans un bataillon du sultan de Boukhara. Tout a fini dans la consolation puisqu’il a été affranchi par un corps de fantassins moscovites. Son œuvre principale a pour nom Yoddoshth [Réminiscence]. Il s’agit d’un gros livre construit à partir de souvenirs de jeunesses. C’est un témoignage précieux de la vie dans un petit village au nord de Boukhara à la fin du 19e sicèle. On l’a accusé d’avoir fait fi du capital patrimonial transmis par nos savants disparus, la contribution rayonnant d’Iran ou du pays d’Aladin.
Une poétesse française, habituée du pays, qui avait envisagé publier une anthologie de la poésie tadjike vivante en français, me confiera que beaucoup de poètes sont restés dans des formes classiques du type des quatrains. « Ils veulent faire du Khayyam mais sont loin d’en avoir le talent, m’écrira-t-elle. C’est toujours les mêmes histoires mièvres de bien-aimées. » Il faudra que j’aille sur le site Internet d'un magazine latino-américain (!) pour découvrir quelques exemples de la poésie tadjike. Comme ce Solitude de Gulrukhsor Safieva :
Soirée
Soirée
Ciel sombre
Une étoile solitaire
Sur la pente de ciel
Une femme solitaire
Sur un balcon instable
La vie passe
Soirée
Ciel sombre
Une étoile solitaire
Sur la pente de ciel
Une femme solitaire
Sur un balcon instable
La vie passe
http://www.festivaldepoesiademedellin.org/en/Diario/04_24_04_09.html
Avant de prendre congé, je ne peux m’empêcher de poser à Karoumatoullo cette question essentielle :
– Parle-t-on du tapchane dans la littérature ?
– Bien sûr. Firdousi fait allusion à un "soufa" dans son grand roman le Livre des rois.
Il se tait un instant, rêveur, puis continue.
– Enfant, j’habitais un bourg banal du Soghd, non loin du cours du Zarafchan. C’est là que je suis né. Mon père parfois m’invitait ainsi : « Suis-moi, allons au soufa ! » Nous allions alors au fond du jardin où se trouvait un tumulus aplati à l’abri d’un buisson où nous nous installions. Plus tard, la fabrication s’adapta pour fournir un confort maximum. On utilisa du bois, comme ici dans la chaïkhana. Aujourd’hui, tout le monde possède un kat. Il apparaît même parfois dans un champ afin d'offrir au paysan un coin charmant pour la collation ou une bonne sieste. Pour moi, le kat est non seulement l’ami du savoir, il est aussi l’imagination au pouvoir, assure Karoumatoullo en me faisant un clin d’œil. Pourvu d’un journal ou d’un bouquin, nous lisions ou causions sous le feuillage au parfum d’abricot. J’aimais la paix qui baignait mon cocon. J’ai toujours du plaisir à ça. Dormir sur le kat, parcourir un manuscrit, m’alanguir.
– Quel sont tes projets ?
– L’Oulipo. J’ai l’ambition d’accomplir sa traduction.
– Félicitations ! Le tapchane n’est-il pas est un objet oulipien ? Lui aussi se définit par ce qu’il n’est pas. Ce n’est pas un lit, ce n’est pas un canapé, ce n’est pas une table. Pourtant on y dort, on s’y assoit confortablement et on y prend les repas.
– Il fait aussi briller pour son occupant l’étincelle d’où jaillit l’imagination.
![]() |
Leçon de tressage de nattes tadjikes du Docteur Tulp. (Personnages en habits : extrait de La Leçon d'anatomie du docteur Tulp, peint par Rembrandt en 1632.) |
![]() |
Quelle bonne farce Nasreddine Hodja joue-t-il au pauvre Alex et à sa femme ? (Paysage : Morgen im Riesengebirge, peinture de Caspar David Friedrich, 1810). |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire